Dans la dernière ligne droite des Oscars, qui opposait les deux favoris Birdman et Boyhood, c’est donc finalement le premier qui aura raflé celui du Meilleur Film. Deux œuvres qui abordent toutes les deux le thème du temps qui passe, mais d’une manière diamétralement opposée. Alors que Boyhood décidait de montrer frontalement le passage des années, en s’étalant sur 12 ans à la fois à l’écran et dans la vie réelle, Birdman arrive quant à lui en fin de course, quand les années se sont accumulées et que l’on se rend compte un matin que l’on a désormais un train de retard sur cette vie qui va bien trop vite pour les brebis égarées de l’ultra-connexion.
Michael Keaton (impérial) interprète ainsi une ancienne star de cinéma qui, après avoir connu la gloire dans les années 90 en incarnant le superhéros Birdman dans les premières franchises du genre, avant qu’elles ne deviennent la règle à Hollywood, décide de se racheter une crédibilité artistique en réalisant son rêve de mettre en scène une adaptation de Raymond Carver à Broadway. Sauf qu’entre son acteur principal mégalo et ingérable (parfait Edward Norton, comme toujours. Reviens, Edward, bon sang !), sa fille tout droit sortie de désintox (Emma Stone, dont l’ascension semble ne jamais prendre fin), son ex-femme, sa nouvelle maîtresse, les critiques cruelles et surtout les voix dans sa tête qui lui rappellent qu’il est un loser, la tâche est un peu plus ardue que prévu pour le pauvre Riggan Thomson.
Ne tournons pas autour du pot : Birdman est selon moi un chef d’œuvre, de par sa mise en scène incroyable et par la subtilité de son propos. Réalisé comme un long plan séquence, le film est une plongée littérale dans l’âme des acteurs et de notre société actuelle. La caméra change en permanence de perception, tourne autour des personnages avant d’adopter leur point de vue, sans jamais donner le tournis au spectateur, qui vit en immersion totale avec eux, et presque en eux, au cœur de leurs pensées. Le film est construit dans un même élan, on ne sait plus si l’on vit ou si l’on rêve, si l’on joue la comédie et si l’on est sincère, si l’on est déjà demain ou encore aujourd’hui. Rythmé par une bande-son jazz qui parfait l’ambiance new-yorkaise et l’effervescence made in Broadway de l’histoire, le montage donne lieu à des scènes incroyables, comme ce moment surréaliste où Keaton et Norton semblent slamer sur les rythmiques d’un jazz band intégré dans le décor. C’est ce genre de scène qui, comme dirait Louis Garrel, « vous donne envie de vivre, de sortir de la salle ».
Un cinéma euphorique, inventif, qui vit comme si rien d’autre n’avait été fait auparavant. Quelques minutes d’un tel génie suffisent à vous rendre accro et à ressentir le besoin de vous repasser ces scènes en boucle, encore et encore. C’est à cela qu’on reconnaît les chefs d’œuvre, les vrais, ceux dont on ne se lassera jamais. La forme choisie par Iñarritu est d’autant plus forte et incisive qu’elle est complètement mise au service du propos de son auteur, qui brasse tous les thèmes d’actualité avec tellement d’intelligence, de recul, de finesse et d’humour qu’on se demande comment quelqu’un pourrait un jour faire mieux. Comment vivre aujourd’hui dans une société de l’image on l’on construit des surhommes pour les déconstruire ensuite pièce par pièce ? Comment en est-on arrivé à un point où les réseaux sociaux ont tellement envahi notre vie qu’ils conditionnent notre existence même en tant qu’être humain (phrase terrible de la fille de Riggan : « Tu n’es pas sur Facebook : tu n’existes même pas ! »). Comment deux générations si différentes, si déconnectées l’une de l’autre, peuvent-elles encore communiquer, se comprendre, s’accepter, se séduire ? Comment, tout simplement, supporter le temps qui passe et qui ne revient jamais ? Mike, le personnage bourrin, prétentieux et macho d’Edward Norton, sort de manière inattendue la phrase la plus bouleversante du film, à une jeune femme qui tente de le séduire en lui demandant ce qu’il aimerait lui faire : « J’aimerais prendre tes yeux pour voir la vie comme je la voyais à ton âge ». Il nous apporte ici la réponse à toutes ces questions : on ne peut pas, on ne peut jamais rattraper le temps qui a passé, et on doit vivre le restant de nos jours avec cette douleur.
Tout aussi touchant est le personnage de Michael Keaton. Grâce à sa lucidité, son humour cynique et sa sensibilité bien cachée, notre empathie est totale : on comprend sa frustration, son dégoût de lui-même, son manque de confiance en lui que personne ne voit et sa volonté de prouver sa valeur coûte que coûte. Tout cela résonne en chacun de nous. Loin d’être un film déprimant et fataliste, Birdman est au contraire une ode à la liberté, à la folie et au rêve : Iñarritu ne condamne aucun personnage, il admire plutôt leur volonté de s’en sortir et de tenter de s’aimer les uns les autres malgré leurs défauts et leurs erreurs répétées. Puisqu’on ne peut pas rembobiner le film de sa vie, autant faire ce que l’on veut sans se soucier de rien, et surtout pas du regard des autres ! La vraie beauté du film réside ainsi dans cette naïveté revendiquée : sans jamais tomber dans le vrai genre fantastique, il refuse de céder à la facilité en finissant par lâcher, blasé, que finalement tout cela n’était qu’un rêve.
Oui, Riggan est Birdman, et Birdman est un super-héros. Qui sommes nous pour en douter, nous dont le seul super pouvoir est de réussir à exprimer nos pensées en moins de 140 caractères sur la toile ? Birdman sait voler, lui.
Birdman or (The Unexpected Virtue of Ignorance)
de Alejandro González Iñárritu
avec Michael Keaton, Emma Stone et Edward Norton.
Scénario de Alejandro González Iñárritu, Nicolás Giacobone, Alexander Dinelaris et Armando Bo, d’après la nouvelle Parlez-moi d’amour (What We Talk About When We Talk About Love, 1981)
de Raymond Carver.
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