Le Palmé Jacques Audiard était à l’UGC des Halles à Paris le jeudi 27 août dernier pour présenter son nouvel uppercut cinématographique Dheepan. En bonne fan du Jacquot (j’embrasse mon DVD de De battre mon cœur s’est arrêté tous les soirs avant de m’endormir), j’avais réservé ma place bien au chaud au deuxième rang, quitte à m’en exploser les yeux sur l’écran et m’en briser les vertèbres de la nuque. Tout pour être au plus près du maître.
Dheepan est ainsi l’histoire de trois réfugiés srilankais qui usurpent l’identité d’une famille disparue pour pouvoir s’installer en France. Dheepan, sa « femme » et sa « fille » s’installent alors dans la cité des Prés, où Dheepan a obtenu un poste de gardien d’immeuble. Eux qui voulaient fuir la guerre à tout prix, ils sont bientôt confrontés à une autre forme de violence, celle des dealers du quartier. Le réalisateur expliquait avant la projection qu’il voyait son film comme un origami que l’on aurait déplié et dont on ne verrait pas la forme finale, mais uniquement les plis qui le composent, comme autant de thèmes structurant l’histoire : la famille, la guerre, l’immigration, la virilité… Mais, comme presque tous les films de Audiard, Dheepan est avant tout une réflexion sur le langage. Celui du corps dans De Rouille et d’os, de la musique dans De battre mon cœur s’est arrêté, des signes dans Sur mes lèvres… Ici, il s’agit tout simplement du langage des mots. Instrument de sociabilisation, d’humour ou du mensonge, la langue est la clé de tous les rapports humains et le seul lien qui unit au début cette famille factice, qui y trouve son refuge.
Mais au fur et à mesure que les relations se créent, le langage des mots semble passer au second plan et celui des gestes, du simple contact physique, prendre le relais, pour le meilleur et pour le pire. S’il ressemble à du Audiard, « Dheepan » se démarque néanmoins de ses premiers films dans son traitement des personnages. Au lieu de nous présenter dès le départ des héros bien définis, dont l’on va ensuite suivre l’évolution, Dheepan fait tout l’inverse : il introduit trois personnages dont on ne sait rien, et dont on va progressivement découvrir la personnalité et comprendre les motivations. Quitter Dheepan, ce gardien discret qui ne veut pas se faire remarquer, pour retrouver le tigre tamoul aux instincts de guerrier, cette bête sauvage qui ne demande qu’à être domptée. Tout comme sa femme d’exil et leur fille, qui se révèlent bien plus déterminées et téméraires que leur timidité première ne pouvait laisser penser. Si la tension du film réside principalement dans l’attente anxieuse d’une explosion de violence, elle tient donc surtout au mystère de ces personnages dont on découvre peu à peu les secrets et les ressources. Et c’est ce qui fait le savoir-faire incomparable de Jacques Audiard, qui sait mettre une beauté esthétique sans conteste au service de l’histoire et de ses protagonistes, qui n’ont jamais été aussi intrigants et surprenants, à défaut d’être attachants dès le premier plan.
Au final, ce qui fait le plus plaisir avec Audiard, c’est cette empathie qu’il éprouve pour ses personnages et qu’il nous fait partager, ainsi que cette vision toujours pleine d’espoir et d’humanité qu’il porte sur eux. Cette sensibilité tout à fait personnelle empêche son œuvre de ressembler à celle de n’importe qui d’autre. Certains lui reprochent de copier son propre style, de « faire du Audiard » (ce sont probablement les mêmes qui reprochent à Mac DeMarco de faire du Mac DeMarco, mais c’est un autre débat). On devrait au contraire admirer la cohérence de son travail et sa capacité à faire évoluer son œuvre sans renoncer à sa personnalité. Si Dheepan est difficile à définir au premier coup d’œil, toutes les artères qui le façonnent happent le spectateur dans un labyrinthe d’images et d’émotions dont on ne comprend l’origine et la portée qu’au fil du récit, mais dont on sait qu’elles ne peuvent émaner que d’un seul homme. Le genre de don qui fait gagner une Palme d’or.
Dheepan de Jacques Audiard
Avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithambi
et Vincent Rottiers
Scénario de Jacques Audiard, Thomas Bidegain et Noé Debré
librement inspiré des Lettres Persanes de Montesquieu
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