Une question évidente se posait à l’aube du concert d’Odezenne à la Coopérative de Mai ce jeudi 18 avril 2019. Alors que leur nouvel album Au Baccara se présente comme un disque embrumé, troublant et mental, comment les quatre musiciens allaient choisir de donner vie sur scène à cette trame post-moderne tourmentée ?
Bien sûr avec des titres comme « BNP » ou « Bébé » dont la force de frappe ne fait aucun doute, cette question pouvait sembler inutile. Mais la réponse tient en fait en quelques mots, Odezenne est tout simplement un sacré putain de groupe live. Il n’y a qu’à voir la différence d’intention qui pouvait transparaître entre Moussa (première partie) et les Bordelais. Le jeune musicien mal à l’aise sur une scène beaucoup trop grande pour lui, ne parvenait pas à créer cette relation nécessaire pour permettre de pénétrer son univers poétique fragile, et semble-t-il tout à fait digne d’intérêt. Le contraste était donc saisissant lorsque arrivèrent sur scène, les deux MC’s Alix et Jacques, accompagnés par le chef d’orchestre Mattia et son frère Stefano à la batterie. L’énergie était déjà palpable : même le petit incident technique du début semblait décupler l’envie du groupe de tout donner, et de venir inlassablement chercher le moindre individu dans la salle. En toute logique, le concert s’ouvrait sur le morceau « Nucléaire » qui réveillait déjà la fosse (relativement jeune : c’est un vieux qui vous parle !) et déjà acquise à la cause. Odezenne a construit son histoire sur ce lien étroit avec son public. Une nouvelle fois, à Clermont, l’événement ne faisait en aucune façon exception à cet état de fait aussi logique que fascinant. Sur les premières nappes synthétiques, c’est Jacques qui introduisait avec autorité les premiers mots « Car tu m’es chère, je ne compte pas, je ne compte plus… ». La pénombre qui recouvrait alors la scène, soulignait à merveille ce désir montant, animé par cette subtile entrée en matière. Si l’énergie allait évidemment crescendo, elle atteignait déjà un étonnant paroxysme, mais sans excès sonore et loin des soubresauts hystériques à venir. Odezenne joue comme peu de groupes (tous styles confondus) sur les contrastes et sur les dynamiques. Quelques secondes plus tard, Alix répétait à son tour cette étonnante ritournelle prophétique, amenée avec grâce par le vocoder angélique de Mattia. Nous ne le répèterons jamais assez, l’alchimie artistique du groupe repose en grande partie sur la complémentarité unique de ses deux « frontmen ». Jacques représente certainement le versant le plus agité : une fougue vibrante émane de ce corps au look improbable, de cette tignasse volumineuse, qui semble en permanence se contenir dans ses propres élans. Il ne cessera d’ailleurs jamais d’en appeler au réveil des corps, au laisser-aller, au lâcher-prise et aux pétages de plombs. Alix quant à lui, impose un pouvoir magnétique, tout à fait sidérant, à l’image de ce regard impénétrable, capable de passer d’un instant à l’autre d’un sentiment de rage à celui d’une véritable jubilation, d’un état de désespoir palpable à celui d’une lucidité implacable et libre. Les deux complices partagent, cette intensité physique avec laquelle ils imprègnent la moindre punchline, avec laquelle ils ponctuent le moindre beat, avec laquelle ils transcendent la moindre mélodie. A ce titre, le brûlot « En L » (et sans jeux de mots), placé en 3ème position du set (une bonne façon de garder sous le coude « Bébé ») symbolisait comme un exemple parfait, cette complicité active entre ces deux renégats de la chanson française. Portés par les nappes lascives de cette (autre) ode à la fumette, ils déclenchèrent à cette occasion ce véritable tourbillon frénétique et ritualisé (que constitue finalement leur concert), pour mieux nous emporter dans la profondeur abyssale de leur musique, entre sensualité libérée et sexualité à peine dissimulée. Il fut difficile de ne pas céder à la tentation de s’enivrer (la facilité du sans contact !) pour mieux profiter de cette « décadence » organisée sur « Au Baccara », reprise en cœur par la foule dans une forme de communion que nous pensions pourtant réservée à des concerts de variété. Nous assumons d’ailleurs totalement l’allusion à Serge Gainsbourg, tant cet hymne fédérateur s’inscrit selon nous, dans l’héritage de l’homme à la tête de chou. Sortant ainsi de notre devoir d’analyse, pour rejoindre d’autres formes d’excès, l’espace du temps se rompit soudain, ponctué par des versions monumentales (attendues, et enchainées !) de « BNP » et de « Bébé », bien plus proche dans l’esprit de l’utopie Rave que de la froideur de la Trap. Odezenne est décidément un collectif, qui ne pourrait se résumer à ses deux flows survoltés. Si le groupe revendique une approche DIY de l’industrie du disque (qui pourrait à tort les faire passer pour de gros branleurs), il affiche une précision et un sens du show tout à fait remarquables, reposant sur son collectif, et de fait, sur l’implication de deux hommes de l’ombre au son et aux lumières. L’intensité visuelle des scènes composant chacun des éléments du set accompagnait ainsi avec brio, l’humeur de chaque texte, de chaque composition, du plus minimaliste au plus virevoltant. La soirée fit donc la part belle au dernier album, mais aussi à son faux-frère Dolziguer Str.2, notamment à travers une version hypnotisante de « Bouche à lèvres ». Soutenue par la guitare répétitive de Mattia, l’interprétation de « On vit on nait on meurt » et son final cataclysmique déplacer d’un coup d’un seul, Odezenne de la case simpliste du « Cloud Rap » (dans lequel certains veulent enfermer les Bordelais) vers le psychédélisme rock sombre de Thiéfaine. Les vieux cons (que nous sommes) regretteront quelques secondes, l’absence de titres cultes (et plus hip-hop) comme « Chewing Gum » ou « Gomez ». En même temps, la proposition artistique d’Odezenne est tellement forte qu’elle ne peut se soumettre à la tyrannie du jukebox. Cette tournée Au Baccara est par essence, une véritable immersion dans un continuum sonore (déjà très présent sur l’album, à l’image des sonorités qui unissent par exemple « Nucléaire » et « Bébé »), elle souffrirait de se tourner vers un passé qui est peut-être (ne nous en déplaise) déjà révolu. Nous manquons certainement d’objectivité pour regarder ce moment rare et jouissif avec plus de recul et de hauteur. Nous sommes certainement tombés les pieds en avant (et le verre plein) dans le délicieux piège tendu par ces quatre chevaliers du désenchantement. Pourtant au-delà du désœuvrement et de la noirceur de son univers, mais aussi de la puissance impressionnante de sa musique, Odezenne a démontré sur la grande scène de la Coopé’, toute l’intelligence artistique qui est la sienne : pour un groupe qui saisit comme aucun autre en France, la modernité avec esprit et créativité.
Salle: La Coopérative de Mai à Clermont-Ferrand.
Photographie de couverture : Pauline Berthon © avec l’aimable autorisation de La Coopé’.
Photos de l’article : Alphonse Terrier, capté à l’Elysée Montmartre de Paris.
Concert de Odezenne donné à l’Elysée Montmartre quelques semaines plus tôt,
capté par Arte Concert.
Critique et écoute de l’album Au Baccara d’Odezenne (2018, Universeul)
Interview de Mattia Lucchini, réalisé en 2015
lors de la tournée Dolziger Str. 2 (2015, Tôt ou Tard/Universeul)
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