« Anatomie d’une chute » de Justine Triet

Dans sa dernière œuvre, Anatomie d’une chute, la réalisatrice Justine Triet donne de l’épaisseur à la psyché humaine en disséquant les liens d’un couple d’écrivains, Sandra (Sandra Hüller) et Samuel (Samuel Theis), qui vit à la montagne avec leur fils, Daniel (Milo Machado Graner), et leur chien, Snoop. En 2 heures 30, le montage maintient une tension constante en ne s’écartant jamais de son sujet. Cela tient aussi dans le choix des ellipses qui évincent les scènes superflues -il faut alors penser à tout ce qui n’a pas été filmé –.

A nouveau, car c’est le cas dans tous les films de Triet, le personnage principal est une femme en conflit avec un homme. Cette conflictualité est incarnée dès la première scène dans laquelle Sandra reçoit une étudiante pour une interview. Une boucle musicale qui vient du haut de la maison, où semble travailler Samuel, envahit progressivement la conversation entre les deux femmes jusqu’à l’empêcher. Cette utilisation de la musique, parfois discutable dans les films de la réalisatrice, se révèle ici particulièrement puissante : elle devient un élément de narration. On découvrira, peu à peu, qu’elle charrie une intentionnalité négative. Mais de ce geste, pousser le volume, Samuel ne s’en expliquera jamais, il est retrouvé mort au pied de leur chalet.
En ne filmant pas la scène de la chute tragique de Samuel, la réalisatrice nous place dans un angle mort. On ne sait si c’est un meurtre, un accident ou un suicide mais c’est ce qui déclenche l’enquête puis le procès de Sandra et engage le film dans un double huis clos. L’intérieur du chalet et la salle du tribunal deviennent les lieux dans lesquels la parole joue un rôle central et révèlent, peu à peu, les liens brouillés entre Sandra, Samuel et Daniel. Deux intérieurs, deux mondes isolés (la montagne en plan large n’est pas filmée, l’extérieur du tribunal est à peine montré) où la densité discursive n’a pas tant pour objectif de nous faire découvrir la vérité sur la mort de Samuel que d’explorer la subjectivité de la réalité. Un thème que les scènes au tribunal ne cesseront d’explorer par le truchement d’un duel d’avocats passionnant (Antoine Reinartz et Swann Arlaud) qui, comme des acteurs, se doivent d’être convaincants sans chercher nécessairement le vrai. Après tout le tribunal, lieu par excellence de la parole, reste le lieu du jugement, non de la vérité. Les scènes de reconstitution vont dans le même sens : ni le psychanalyste, ni les experts scientifiques (reconstitution de la chute, analyse des tâches de sang) ne parviennent à révéler une vérité incontestable. Le cœur du film s’intéresse plus à la chute du couple qu’à celle du corps. Dans la plus belle mise en scène du long métrage, brillamment écrite, la dispute du couple la veille de la mort de Samuel, on comprend que ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre. Samuel reproche à Sandra de mal maitriser le français, elle lui fait remarquer que c’est lui qui a voulu qu’ils s’installent en France après leur vie londonienne et que l’anglais est un entre deux pratique. Il lui reproche un manque de sexe ce qui semble un conflit d’interprétation. Les lignes entre causes et conséquences sont floues, chaque argument est réversible. En partant de la culpabilité que fait peser Sandra sur Samuel pour l’accident de Daniel (atteint de cécité partielle) on arrive à la clé de lecture de l’anatomie du conflit : la jalousie de Samuel vis à vis de la réussite de sa femme, miroir de son propre échec. A ce titre, il lui reproche de lui avoir volé ses idées d’écriture (il lui aurait offert). C’est peut-être à ce moment-là qu’il s’était mis à enregistrer leurs conversations, dont cette dispute, suggérant qu’il cherchait à combler son manque d’inspiration en puisant dans sa vie quotidienne (Triet avait déjà creusé cette piste dans Sybil). Si le problème profond semble être pour Samuel le manque de temps pour écrire, Sandra ne fait qu’argumenter face à ce qui est un élément majeur du film : la répartition des tâches dans ce couple qui partage le même métier. Que les hommes délèguent les tâches de la vie quotidienne pour se dégager du temps semble plus admis et beaucoup moins acquis pour les femmes, notamment avec des enfants à charge.

Justine Triet a déclaré qu’Anatomie d’une chute était son film le plus personnel ce qui suggère des liens entre le récit et sa propre expérience en tant que femme dans une relation avec un scénariste et réalisateur (Arthur Harari, auteur du très bon Onoda et co-scénariste d’Anatomie…). C’est aussi son film le plus abouti. Comment ne pas noter la direction de ses acteurs, absolument brillants que ce soit la présence de Milo Machado Graner ou la puissance de Sandra Hüller. Justine Triet confirme son statut de cinéaste audacieuse, offrant un film impressionnant par l’unicité avec laquelle elle a traité ce destin familial ou par l’originalité de son tribunal, objet en vogue au cinéma (St Omer d’Alice Diop, 2022, Le procès Goldman de Cédric Kahn, 2023).

Anatomie d’une chute
Réalisé par Justine Triet
Scénario de Justine Triet et Arthur Harari
Sorti le 23 août 2023.
Le Pacte


Florian Pons

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