First Cow : « La vache, le lait et l’amitié »

First Cow : « La vache, le lait et l’amitié »
Après l’avoir vu sur Mubi (toujours disponible), l’arrivée en salles de First Cow le 20 octobre m’a donné envie d’écrire ce texte.

Le western est à l’écran. Si Bac Nord (2020, Cédric Jimenez) a été labellisé par une partie de la critique comme tel, le terme colle bien davantage au dernier long métrage de Kelly Reichardt précisément parce que son histoire retrace la conquête de l’Ouest. Bien sûr, le genre n’est pas uniquement géographique puisqu’il répond à certains codes cinématographiques¹. Il ne s’agit pas dans ces propos introductifs de comparer Bac Nord et First Cow qui n’ont qu’en commun le genre qu’on veut bien leur donner. De toute façon la récupération politique outrancièrement nationaliste de Bac Nord parle d’elle-même sur le faible intérêt cinématographique du film dont l’appellation western urbain aura été commode pour poser une grille de lecture, dans laquelle l’adjectif spectaculaire aurait été tout à fait performatif.. Libre à chacun ensuite de choisir entre Marseille et l’Oregon.

« The bird a nest, the spider a web, the man a friendship »

C’est sur ce proverbe de William Blake que commence le film.

Otis « Cookie » Figowitz (John Magaro) et King Lu (Orion Lee) vont se lier d’amitié et tenter de trouver leur voie dans un monde où ils sont marginaux. First Cow est une porte ouverte sur l’histoire, celle qui est faite de milliers d’individus inconnus. Certains diraient « la petite histoire dans la grande histoire », pour peu que cela ait un sens. Cookie et King Lu vont chercher à se faire une place, à créer des nouveaux liens, au-delà de ceux qu’ils ont perdus, et en dehors d’une normalité assignée : la délicate cueillette des champignons que fait Cookie rompt avec l’image qu’on peut se faire des trappeurs. Leur amitié grandit à mesure à mesure de l’expérience dans laquelle ils sont plongés. Vendre des biscuits doux et réconfortants sur le marché pour avoir suffisamment d’argent et acheter un hôtel quelque part, comme à San Francisco. Et lorsque la première vache sur leur territoire peut leur donner du lait pour améliorer leur recette, les personnages valorisent leur lien de protection mis en scène dans la traite clandestine.
Jamais Kelly Reichardt ne cherche à faire impression ou à en imposer. La caméra vient renforcer la sincérité qu’Otis et King Lu ont l’un pour l’autre, aucun ne cherchant à tromper ou extorquer l’autre. Le cinéma est beau dans sa forme épurée, dans sa sobriété : voir Cookie passer le balai dans la cabane de King Lu est ode à la vie quotidienne dans laquelle s’inscrivent précisément les rapports d’amitié, c’est-à-dire le temps passé ensemble. Après tout, l’amitié est le résultat de l’expérience partagée pour Cookie et King Lu dans leur petite entreprise émancipatrice. La mise en scène minimaliste nous permet d’y être sensible.

Les deux personnages principaux de First Cow : Otis « Cookie » Figowitz (John Magaro) et King Lu (Orion Lee)

Prendre le temps en 1 :33.

Le premier plan du film est simple : une caméra fixe posée sur les bords d’une rivière de l’Oregon, peut-être la Columbia River, assez large et profonde puisqu’un navire-citerne traverse le cadre, dont la ligne de fuite est marquée par les couleurs automnales de la rive opposée. Le plan dure une minute quinze : le film prendra son temps.
Les deuxièmes et troisièmes plans du film introduisent l’animal puis l’humain. Dans cet ordre. Les animaux sont omniprésents dans le cinéma de Kelly Reichardt. C’est une vache qui donne son nom au film et qui noue l’intrigue, qui nous intrigue². C’est un chien qui commence à exhumer les squelettes tout en nous indiquant le sort des deux personnages principaux. Ce sont des moineaux qui chantent au-dessus des deux squelettes.
En plus de proposer un rythme lent, la réalisatrice a fait le choix du format 1 :33 pour resserrer le propos du film sur l’amitié des deux personnages plutôt que sur les paysages de l’Ouest. Le cadre principal de First Cow n’est ainsi donc pas les grandes plaines mais la forêt, l’anti paysage-qui-s’étale-à-perte-de-vue. Il n’y a pas de de confrontation de l’individu solitaire aux paysages grandioses comme Cimino les a filmés en cinémascope dans La Porte Du Paradis (1980), pour mentionner un des plus grands films de l’histoire du cinéma. Exit la « nature sauvage », la Wilderness, un mythe dans lequel les noms de Thoreau ou Muir ne sont jamais loin.
La fin de l’introduction se fait sur une chaussure trouée : dans la même forêt de l’Oregon, deux cent ans auparavant, Otis Figowitz cueillait des champignons pour un groupe de trappeurs dont il était le cuisinier en chef.

Les castors, l’Oregon et la promesse de l’Ouest.

La trame de fond du film rappelle que l’Homme est un être qui prend sa place dans son environnement avec une dimension antagoniste : d’un côté une posture respectueuse du vivant avec la reconnaissance de l’altérité et de l’autre côté une posture dictée par des intérêts économiques entrainant l’exploitation et la destruction. Ces deux postures sont incarnées d’une part par Otis Figowitz, dont on reconnait volontiers l’empathie (sa façon de cueillir les champignons ou de traire la vache), et d’autre part par le chief factor dans son costume de l’upper class british lui confère à la fois son autorité et son manque de considération pour son environnement (social, écologique) puisqu’il doit mener son entreprise à bien et que celle-ci passe par l’exploitation des ressources animales.
Après La Dernière Piste (2011), qui mettait en scène un groupe de trappeurs dans l’Oregon au milieu du XIXe siècle, Kelly Reichardt propose à nouveau des éléments réflexifs sur la place de la Nature, animale-végétale-minérale, dans les logiques capitalistes voire virilistes (cliché du western s’il en est) du XIXe siècle. L’Oregon (qui servait aussi de cadre à Night Moves sorti en 2013) des années 1820 était encore un territoire³ disputé entre la couronne britannique et les Etats-Unis et soumis au commerce de fourrures de castors, qui furent quasiment anéantis par la cupidité liée au Capital. L’accaparement des terres estcentral dans le rapport Nature-Société, ou Nature et Culture pour reprendre l’expression de Philippe Descola. Ainsi, le film prend sa forme western, moderne, car il suggère la violence constitutive des Etats-Unis en tant que nation. Si l’idéalisme américain du western consiste à exalter le héros solitaire, First Cow se tourne davantage vers l’histoire d’amitié et prend à certains égards davantage la forme d’un conte où Otis et King Lu cherchent à joindre les deux bouts. Comme l’Oregon Trail, piste empruntée par les colons pour rejoindre le Pacifique, officialisée quelques années plus tard.

Carte de la « Old Oregon Trail » ou « Piste de l’Oregon », voie terrestre utilisée par les pionniers au XIXᵉ siècle pour se rendre de différentes villes Missouri jusqu’en Oregon.

« They skimmed the milk !… Skimmed Milk ! »

Kelly Reichardt a confié qu’elle avait choisi cette vache sur le critère de ses yeux expressifs. C’est vrai qu’elle est belle. Et cela a le droit de nous mettre en joie. Elle est beaucoup plus agréable à regarder que Bernard Arnault par exemple. L’histoire d’Otis et King Lu va se jouer autour d’un ingrédient secret et interdit. Le lait, qui offre de l’onctuosité aux gâteaux, est d’autant plus savoureux qu’il est volé à la classe dominante. Avec la popularité croissante de leurs biscuits, Otis et King Lu sont invités chez le chief factor qui leur demande de faire une pâtisserie pour accompagner le thé : du clafoutis à la lutte des classes. Comme le dindon de la farce, le chief factor mange ce qui lui appartient, ce qui lui a été volé. Le spectateur peut y trouver une délectation, un plaisir. En revanche, cela introduit une suspicion partagée entre les personnages et les spectateurs : se doute-t-il que l’ingrédient qui apporte toute sa saveur au clafoutis lui a été volé ? Cookie ne veut plus traire cette vache. King Lu, imitateur fidèle de hibou, le convainc de le faire une dernière fois.

C’est peut-être un chat, ou une branche qui fera défaut aux deux amis. La dernière image est aussi granuleuse que la première, il y à la matérialité à cette histoire. On se rappelle les oiseaux qui sifflaient dans les branches des arbres au début du film et si on peut imaginer deux corps se décomposer dans l’humus d’une forêt de l’Oregon, jamais Cookie et King Lu n’auront cessé de veiller l’un sur l’autre.

¹Lire André Bazin dans Evolution du western, un article des Cahiers du Cinéma de 1955.
²La présence de vaches est attestée dans les premières colonies de peuplement au début du XVIIe, à l’Est et en Floride.
³33 état des Etats-Unis en 1859.

First Cow écrit et réalisé par Kelly Reichardt,
inspiré par The Half-Life de Jonathan Raymond
Avec les John Magaro,Orion Lee Toby Jones
Disponible en VOD sur Mubi.


Florian Pons

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