Libre et exigeante, la discographie de The Heliocentrics s’appréhende comme une masse sonore débordante et colorée, sinueuse et risquée. Alors que A World Of Masks, parait relativement accessible, un piège déroutant et magnifique se referme sur moi au fur et à mesure des écoutes, révélant avec parcimonie les étranges pièces d’un puzzle protéiforme et dangereux.
Il ne suffit pas de revendiquer l’héritage du musicien cosmique Sun Ra pour approcher cet ailleurs créatif et voyageur déconnecté de la perfide industrie musicale. Piloté de main de maître par le grand batteur et producteur Malcom Catto, le navire Heliocentrics reste un espace de liberté au-delà des modes et de la hype, comme le prouve cette nouvelle livraison lumineuse. En même temps, avec un tel capitaine – musicien hors-norme, artisan de l’ombre du renouveau rare groove, pour son travail de producteur aux côtés d’Hannah Williams et Anthony Joseph (entre autres), et dont le seul nom apposé sur une pochette suffit à alerter mes radars -difficile de sombrer dans l’opportunisme. Parfaitement secondé par un client de la trempe de Jake Ferguson, guitariste et bassiste d’exception, notre homme sait où il va et se donne les moyens de ses ambitions, en dehors de toute forme de démesure. Son studio analogique ; le Quatermass Sound Lab, ressuscite l’utopie créative du Black Ark studio de Lee Perry, et devient le lieu de grandes sessions comme l’enregistrement du premier LP du duo anglais Yussef Kamaal. Le mouvement Deep Funk, qui n’existe réellement en tant qu’unité, que dans les pages des blogs et des magazines, est en tout cas, une nébuleuse polymorphe et fantastique, une caverne d’Ali Baba, un petit monde où les envies se croisent, s’échangent et se partagent, et où des entités aussi fortes que les Allemands de The Poets Of Rhythm, et bien sûr The Heliocentrics demeurent des points de repères ou de convergence. Ainsi The Heliocentrics n’est pas attiré par le sensationnel ou le clinquant. Le groupe poursuit sa quête artistique singulière, à travers une cohérence qui force le respect. Bénéficiant par le jeu du name-dropping (merci Dj Shadow !) d’une aura et d’une crédibilité mondiale, la formation se donne les moyens d’accomplir des rêves de gosses à travers de sublimes rencontres avec des musiciens aussi mythiques qu’Orlando Julius, Melvin Van Peebles ou encore Mulatu Astatke, et sort le reste du temps de surprenantes abstractions musicales en forme de disques comme le très cinématique From The Deep en 2016 sur Now-Again Records.
Forcément avec une matière artistique aussi dense et fournie, je retombe dans les travers du bavardage. D’ailleurs je dois vous avouer n’avoir jamais vu sur scène, cette machine redoutable, alors que certains affirment que sa discographie n’est finalement que secondaire, une délicate manière de poser dans les sillons la mémoire d’une recherche permanente et d’une exploration constante, dont la vérité première reste l’excitation du live. Néanmoins, depuis un premier album, Out There (2007, Now-Again Records), mais surtout pour ma part, depuis la compilation Fallen Angels (2009, Now-Again Records) et des featurings aussi transcendants que ceux des immenses rappeurs Mf Doom, Percee P, Guilty Simpson et Vast Aire, une attirance irrépressible pour tout ce qui touche de près ou de loin, à la bande à Catto, s’est emparée de moi. The Heliocentrics fascine au-delà du raisonnable, malgré des aspects furieusement hermétiques, qui ne sont évidemment pas absents sur A World Of Masks. Je pense de suite, au morceau The Uncertainty Principle qui clôture les débats, avec sa batterie répétitive à la Zombie Zombie, sa ligne de basse très Cymande, dans un cycle d’énergie façon rouleau compresseur progressif à la Camera (excellent trio allemand de rock cosmique signé sur le label Bureau B).
Perpétuant la grande tradition des ensembles de Jazz à géométrie variable et accueillant à l’envi, les instigateurs d’une communauté mondialisée, adepte d’un Jazz vivant et vibrant, et plus largement, d’une musique black fière de son histoire, cette formation foncièrement instrumentale, à l’instar du Budos Band de Brooklyn, possède une identité musicale et sonore unique, parfaitement identifiable, couvrant des espaces complexes et infinis. Un son rugueux et vibrant, libre et complice, parfois excessif, où l’expérimentation ne devient pas un prétexte pour se différencier. Pour utiliser une image approximative et totalement subjective je pourrais évoquer pour définir The Heliocentrics, une sorte de déclinaison de l’album instrumental des Beastie Boys, (The In Sound From Way Out, , Grand Royal, 1996), avec l’excellent Money Mark.
Dernier album studio en date, A World Of Masks impose pour la première fois sur bandes, une chanteuse à l’impressionnante présence vocale, en la personne de Barbora Patkova, bien que déjà active sur scène depuis de quelques années, aux côtés de nos flibustiers psychédéliques. Féline et envoûtante, elle donne aux Heliocentrics ce supplément d’âme, en leur administrant une sacrée dose de féminité complexe et assumée, entre la puissance magnétique de Beth Gibbons et la fièvre à paillette de Shirley Bassey. Et alors que les Heliocentrics ont également sorti cette année la bande originale très moriconnienne du film The Sunshine Makers (2015, Cosmo Feilding-Mellen), A World Of Masks, pourrait presque passer pour la bande-son alternative d’un vieux James Bond oublié. Et même si l’empreinte vocale de notre chère Barbora n’apparaît que sur quelques morceaux d’anthologie, comme « Oh Brother » ou « Capital Of Alone », elle suffit à faire entrer le disque dans la catégorie des disques redoutables, déjà intemporels à leur sortie. Je pense ainsi aux deux premiers disques de The Cinematic Orchestra (Motion et Every Day, 1999 et 2002 chez Ninja Tune), dont le second redonnait toute sa place, à l’immense chanteuse afro-américaine, Fontella Bass, malheureusement disparue depuis. Le parallèle avec la bande à Jason Swinscoe, (Monsieur Cinematic Orchestra) reste d’ailleurs une intéressante piste de compréhension. Ces deux projets, semblent en effet avoir mûri dans un premier temps dans le cerveau de leur leader respectif, comme des visions sensibles et précises d’un jazz régénéré et actuel. Certainement plus fougueux de caractère que leurs voisins de palier londoniens, dotés d’une passion dévorante pour la répétition Krautrock, The Heliocentrics n’en reste pas moins un groupe rêveur et planant, qui joue avec les sens et l’illusion. Un morceau comme « Square Wave » captive autant qu’il impressionne, en laissant peu de place à une éventuelle zone de confort. Voyage sidérant et sidéré, vers des sonorités en mode mineur, le morceau monte lentement, installant une tension où des motifs cycliques se dupliquent comme des obsessions. L’énergie déborde, dégueule, se calme soudain avant un surprenant fade-out, synonyme certainement de la meilleure prise de son de la session !
Je terminerai donc par un non-conseil, puisque malgré tout le plaisir que je ressens dans l’écriture, je ne me suis toujours pas en mesure de me prononcer de manière définitive. A World Of Masks est de toute évidence, un disque magnifique et subtil, puissant mais pervers, qui ne laissera pas indifférent : alors à vos risques et périls, vous pourrez le rejeter comme le vénérer, mais avec cette sensation d’avoir vécu une expérience riche et forte, à la hauteur d’un groupe, vraiment pas comme les autres.
The Heliocentrics A World of Masks Soundway
Site officiel des Heliocentrics et de Soundway.
TRACKLIST:
Side A
Made of the Sun
Time
Human Zoo
A World of Masks
Side B
Capital of Alone
Dawn Chorus
The Silverback
Oh Brother
The Uncertainty Principle
Album également disponible en écoute Spotify & Bandcamp.
Critique de Late Night & Heartbreaks,
par Hannah Williams & The Affirmations, produit par Malcolm Catto de The Heliocentrics,
et sorti en 2016 chez Record Kicks.
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