« Something Wild » de Jonathan Demme

"Something Wild" de Jonathan Demme

La mort récente de Jonathan Demme fut l’occasion de nombreuses génuflexions, comme de coutume. Le réalisateur, culte pour une génération née à la cinéphilie avec les années 1990 et Le Silence des Agneaux (1991), l’est aussi pour la précédente traumatisée par le génie déployé dans le filmage de Stop Making Sense (1984). S’il reste certainement un livre à écrire sur ce qui se passe devant nos yeux et dans nos oreilles pendant le fameux concert des Talking Heads transcrit sur pellicule par Demme, c’est son long métrage suivant qui nous intéresse ici, l’encore plus culte Something Wild sorti en 1986.

Retour à la fiction pour son auteur, le film transpire pourtant la même compréhension de la musique et de son usage, tant au sein du film que pour les personnages et partant pour chaque individu, une compréhension qui époustoufle dès le générique d’ouverture : New York est effleurée sous le soleil depuis une embarcation, tandis qu’un morceau mirifique de David Byrne prend son temps jusqu’à nos oreilles, deux minutes trente avec l’appui de Celia Kruz. « Loco De Amor » tourne sur une base de salsa, convoque un fantôme de post-punk, clôt sur une citation de « Wild Thing » alors que la caméra arrive enfin dans les rues. Le premier personnage à l’écran est un figurant qui traverse le plan, ghetto blaster sur l’épaule. Il regarde prudent autour de lui avant de franchir un passage piétonnier, bien plus prudent que les protagonistes principaux de l’intrigue à venir. Demme inscrit alors son propre nom en ultime surimpression et se définit comme auditeur. Derrière l’évident clin d’œil à l’ouverture de Stop Making Sense, on peut lire peu de notes d’intention plus claires.

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Il n’est pas question de donner ici quelque indication détaillée sur l’intrigue : le film, très écrit, explore les jeux de tension permanents qui se font jour dès lors que l’on prend la peine de réfléchir à la liberté de chacun de ses actes, notamment si cette liberté est identifiable à un genre de sauvagerie ou à autre chose d’imprévisible, d’inconnu, d’inimaginable — un être-au-monde particulier. De là, décrire la narration reviendrait à vider son enjeu : on saute de genre en genre comme de circonstance en circonstance, à chaque fois habité avec une densité qui sauve Demme du piège du faiseur puisqu’il filme, d’abord, un film et donc des personnages, des manières d’être capables de nous surprendre au long de la durée du visionnage en ce qu’elles dépassent les stéréotypes engagés. Et de fait, j’invite à éviter trailer comme Wikipedia avant de découvrir Something Wild.

La musique peut se présenter en playlist invraisemblable, une compilation de ce qui a fait de New York une ville si excitante dans les années 1980 et par contraste des banlieues éloignées un repoussoir abandonné de cette lumière paradoxale : la ville est dure, sauvée par son cosmopolitisme et son art, de vivre comme de créer. Tout est permis, toutes les musiques peuvent être écoutées tant qu’elles sont vivantes. Pourtant le personnage de Jeff Daniels, pour y goûter pleinement, doit d’abord plonger justement dans ses banlieues les plus normées, ressentir et créer dans le même moment sa propre étrangeté à cette épreuve, reconnaître compères et alliés. La pop dans les enceintes, héritée du punk, se bouscule jusqu’aux Australiens des Go-Betweens — « Spring Rain » ! — et côtoie les musiques caribéennes. On a l’impression d’écouter la note d’intention d’une Madonna altruiste, sans trop de dollars dans les yeux, melting-pot ambulant. Melanie Griffiths joue à cet effet la fille fascinante que la décennie ultérieure va tuer à force d’assauts de « bon goût » et de distinctions cantonnées au stade esthétique.

On pourrait se contenter de cet OST, servi par un score discret de John Cale et Laurie Anderson, en toute simplicité. On pourrait indiquer qu’il ne constitue pas une panoplie du spectateur vouée à être déployée, jouée et rejouée, usée et endossée comme les succédanés sous-tarantinesques à venir, piège dont même Martin Scorsese ne parviendra pas toujours à se garder. La musique est celle qui s’écoute, ni plus, ni moins, sans injonction à la découverte ou à la madeleine.

Mais il y a The Feelies.

Annoncés dès le générique aux côtés des acteurs, on les guette. Ils surgissent au milieu du film pour la traditionnelle scène de bal du lycée, revisitée ici en réunion d’anciens dans laquelle tout le monde ment à tout le monde, ou se ment, ou dit la vérité. Et donc, The Feelies ont l’âge de jouer le groupe.

Parenthèse : jusqu’à Almost Famous (2000) de Cameron Crowe et l’avènement d’une nouvelle façon de préparer les acteurs — qui correspond bien à la compréhension de leur performance sous un angle devenu sportif plutôt qu’artistique —, personne ne songeait à faire travailler pendant des semaines la gestuelle des musiciens à des non-musiciens. Et donc, à de rares exceptions près comme Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick, le spectateur s’est longtemps vu infligé une quantité invraisemblable de pantomimes grotesques, une panoplie d’airs pénétrés ou enjoués de gens n’ayant pas les mains au bon endroit, ne faisant pas le bon geste etc. en lieu de virtuoses ou de simples exécutants. Bien que friand et enclin à l’illusion du cinéma, cette catégorie précise d’approximation me fait sortir d’un film en quelques secondes, pour y revenir péniblement. Reste ainsi le souvenir d’une soirée de supplice à tenter de regarder Tous les matins du monde (1991) d’Alain Corneau, longtemps fantasmé et mal digéré tant Marielle ne parvient jamais à donner l’impression de comprendre quoi que ce soit à ce qu’il mime.

Autres souvenirs, de vrais groupes : Nick Cave and the Bad Seeds abrasent « From Her to Eternity » dans Les Ailes du Désir de Wim Wenders (1987), Berlin-Ouest, un autre El Dorado paradoxal, et Metric exhibent leur vide dans Clean d’Olivier Assayas (2004) d’une façon assez cohérente, le rien à l’épreuve du rien. Un souvenir dense et un creux, une scène que l’on peut redessiner à l’envi, l’autre devant être revue pour constater ce qui fait qu’on peut l’oublier, de nouveau.

The Feelies balancent du côté de la densité depuis Crazy Rythms (1980). Dans la scène qui nous intéresse, c’est pourtant avec une reprise qu’on les découvre, comme tout groupe de bal qui se respecte, dansante de préférence, aux nombreuses références pliées et dépliées si l’on songe à la chanson choisie, « Fame », un funk classe de David Bowie joué dans un mélange d’évidence et de déférence et déjà cité sur Crazy Rythms. Les mains et les épaules sont aux bons endroits, jouent les bons accords dans des gestes précis et ainsi les mouvements de Daniels et Griffith en train de danser prennent une épaisseur autre. Demme peut continuer son récit avec une finesse narrative impressionnante, les effets de profondeur sont assurés. Et de la même manière, quand se profile un autre couple, une nouvelle ombre, « Fame » s’achève pour laisser la place à « Loveless Love » et son introduction inquiétante juste avant que le visage de Ray Liotta n’apparaisse, appel immédiat de nouveaux enjeux pour le couple que nous suivons, des enjeux suggérés sans même avoir besoin d’être énoncés.

On peut, en surface, goûter la collection d’excellentes chansons choisies pour le film. On peut aussi apprécier la finesse de leur usage narratif par Jonathan Demme, comme un score original qui saurait à la fois se faire oublier, entretenir une ou des atmosphères, surgir en pics et en climax, en illustrations et en contrepoints. Quentin Tarantino fit preuve de la même finesse confinant à la virtuosité, mais créa par la fascination induite un réflexe étrange de goût du juke-box qui appauvrit l’idée cinématographique du score, tant chez une partie du public que pour les studios et les réalisateurs. Ainsi, j’ai lu récemment la déploration par des fans du rejet d’un morceau inédit de El-P, morceau effectivement mirifique, pour l’OST de Blade Runner 2049 et avant même sa sortie en salles, sans considération de ce que va être Blade Runner 2049, soit un film et non une compilation — quant à considérer qu’une bonne compilation est elle aussi une affaire de choix, je m’abstiendrai de développer. Un meilleur morceau ne fait pas nécessairement un meilleur film. Un morceau médiocre peut dire. Un « More Than This » objectivement dévasté par Bill Murray dans Lost in Translation de Sofia Coppola (2004) peut pousser aux larmes.

Something Wild propose de façon particulière une archéologie des possibles de chaque individu dans une atmosphère libertaire, nourrie d’une ouverture large aux rencontres et aux rebonds occasionnés. La musique qui irrigue sa bande-son en est une composante autant qu’un écho : un lieu de rencontres d’idées variées de la pop d’avant le grand gel en chapelles des années 1990. Dans les années 1980, les possibles pouvaient converser plus aisément ; du moins est-ce ce que le génie de Jonathan Demme parvient à nous faire imaginer.

Something Wild (Dangereuse sous tout rapport)
Réalisé par Jonathan Demme et scénarisé par E. Max Frye en 1986,
Avec Melanie Griffith, Jeff Daniels & Ray Liotta.
Musique de Laurie Anderson & John Cale.

 

 

 

Clément Chevrier

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